Nos regards se croisent alors que le silence est revenu dans la cabine. Il n’y a plus de bruit sur la fréquence de l’approche de Juliana. Pas de discussion dans l’interco. du Piper PA28. Pas de souffle, pas de sqwelch qui se déclarerait intempestivement. Tout est redevenu calme. Frank et moi re-parcourons alors nos notes respectives en nous interrogeant. Chacun dispose d’un stylo toujours à portée de main et d’une feuille pour noter. Nous avons pratiquement pris en sténo la dernière clairance tellement elle semblait inhabituelle. Nous l’avons en partie collationné avec un brin d’étonnement.
- "Tu as compris 35 ?" me demande Frank ?
- "Personnellement, moi j’ai compris quatre et cinq... Le transpondeur sur 0-1-4-1 et on doit s’attendre à faire des 360 jusqu’à quarante-cinq..."
Et je redis à haute voix en anglais "Four – Five" comme pour m’entendre et m’assurer que ma restitution ressemble à la voix du contrôleur. Peine perdue. Nos regards se perdent alors quelques secondes dans le FEW 025 des nuages devant nous.
- « Juliana… Novembre Niner-Seven-Two… Do you confirm orbit to Four-Five or Three-Five ? »
- « November Niner-Seven-Two, I confirm Four-Five »
Voilà, comme ça le doute est levé sur la limite. C’est bien 45. Nous regardons donc respectivement nos montres. Il est 20. 14h20 heure locale et dans tout l’arc antillais. Nous avons décollé 15 minutes plus tôt de l’aérodrome de Grand-Case (code TFFG) à bord d’un PA28. Il s’agit d’un modèle Warrior II immatriculé au registre américain : N41972 (November-Four-One-Niner-Seven-Two pour faire ingliche). Il appartient à l’aéroclub
Evasion Caraïbes.
Nous sommes quatre à bord et nous estimons à 1h30 la durée du vol qui nous amènera sur le terrain des Saintes (code TFFS). Pour l'instant, notre vol nous a fait longer la baie Orientale de St-Martin, immédiatement après le décollage en piste 12...
... Laisser la grand ile à notre droite et pointer le bord ouest de l’ile de St-Barthelemy ignorée malgré la superbe approche de pilotaillon en piste 10 et encore mieux en piste 28.
St-Barth est maintenant dernière nous. Il nous reste à laisser en bout d’aile droite Saba, St-Eustache, puis le couple St-Kitts et Nevis. De l’autre côté de la route, à gauche un autre couple d’iles nous attends : Barbuda et Antigua. Nous ferons un appel radio au moment du travers pour signaler notre position car les contrôleurs dans la zone de VC Bird ne disposent pas de radar. Il faut indiquer lors du premier contact, l'estimée pour le travers et l'estimée pour la sortie de zone (« boundary » en phraséo ingliche dans le coin).
Le travers de VC Bird passé, nous ignorerons le royaume de Redonda, et éviterons de passer trop près du volcan de MontSerrat. Puis il nous restera à viser la côte ouest de la Guadeloupe pour survoler l’aérodrome à usage restreint de Baillif (code TFFB) et découvrir enfin Terre de Haut et Terre de bas des Saintes.
Nous avons décollé avec quelques minutes de retard sur l’heure envisagée du plan de vol. Derrière nous, les créneaux imposés par la Guadeloupe – Le Raizet, suite à l’incendie du local technique de la tour/approche, ont du mal à se mettre en place et être accepté sur les fréquences. Les départs IFR courent après leur montre : à peine posé et (même pas) contrôlé, il paraitrait qu’on entend les pilotes demander un créneau pour le retour. Les VFR se voient refuser bizarrement la mise en route au départ de Grand-Case au grand étonnement des pilotes. Les créneaux ayant une tendance à disparaitre en fonction des contrôleurs, du moment de la journée, de l’âge du capitaine ou de la température extérieure. Comprenne qui pourra. VFR et IFR sont dans le même panier.
Ce que j’entends sur la fréquence ne m’enchante guère. D’autres appareils comme nous se voient passer des clairances inhabituelles pour la région. Mais pour l’instant, les deux pilotes en place avant du PA28 sont circonspects. Frank, mon instructeur assis à ma droite, avec plusieurs milliers d’heures dans la région, s’étonne encore de cette clairance. Nos notes sont claires, notre collationnement n’a pas prêté à correction, le contrôleur de Juliana nous interdit donc de pénétrer dans l’espace de VC Bird. Nous devons faire des ronds dans le ciel jusqu’à… 18h45Z.
Le PA28 continue à 5500 ft à se diriger tout droit vers la TMA de VC Bird. L’air est stable et la météo clémente. Comme souvent, ici, des cumulus isolés de beau temps parsème le bleu du ciel et leurs ombres tapissent les bleux de la mer.
Le Garmin 400 du N41972 nous confirme notre estimée et rappelle que la limite nord (North Boundary) va arriver dans moins de 2 minutes. Après avoir partagé notre compréhension de la situation, nous avons une stratégie de « ce qui va se passer dans les quelques minutes qui suivent » : nous n’avons pas de clairance de pénétration dans les espaces de VC Bird et Juliana nous impose donc des 360 d’attente jusqu’à l’heure limite de 18H45Z. Le message devait être un truc du genre « Expect orbits at VC Bird north boundery, next clairance at four-five ».
La phraséo dans le coin va vite. Très vite. Le contrôleur radar de Juliana a sur son scope des VFR privés, des VFR de commuters faisant des sauts de puce et un paquet de vols internationaux du continent nord ou sud américain et des transatlantiques en provenance ou à destination de l’Europe. Et tout ce petit monde se partage la même fréquence 128.95.
C’est bien ça. Encore quelques secondes et il faudra commencer à « orbiter » comme dit la phraséologie anglaise.
La radio s’est de nouveau excitée. On entend maintenant d’autres vols recevant le même genre de clairance que nous. Deux "Green bird" (Air Guyane) doivent aussi prévoir des orbites avant VC Bird.
Nous voilà maintenant en entrée de zone. Avant de rentrer dans VC Bird et alors que nous allions démarrer nos ronds (heureusement pas dans l’eau) :
- "November Four-One-Niner-Seven-Two, orbit by the right until four-five"
- "Orbiting by the right until four-five, November-Niner-Seven-Two"
Et c’est parti. J’incline la machine à droite en tenant mes 5500 pieds. Dès les premiers degrés, Frank me reprend, j’allais un peu dans le "25 degrés". Un petit 15 degrés, pas plus suffira. Et je prends un top. Il est 30... 18H30Zulu. Au deuxième tour, comme je ne vois pas l’heure avancer, je décide de tracer un bâton pour « 1 tour ». Je ne sais pas encore que je vais en tracer 10.
A l’arrière nos passagers qui ne sont pas équipés de casque commencent à se demander s’il n’y a pas un problème. Une brève explication les rassure... plus ou moins. Pour des passagers qui n’aiment pas les virages, ils vont être servis. Je n’ose leur annoncer l’heure de la prochaine clairance et me voit mal leur expliquer qu’on n’a pas le choix et que je vais tâcher de tourner… doucement.
Ce sont aussi dans ces moments que l’on apprécie d’avoir fait le plein d’essence. Plus de 4h50 d’autonomie pour ce PA28 nous laisse beaucoup de marge. J’ai néanmoins pris un « top » horaire. Okazou. Et comme on me l’a appris.
Nous sommes à 10 minutes de vol de St-Barth. L’île de Saba est loin avec sa piste de 300 mètres en forme de porte-avions. Barbuda est invisible et St-Kitts hors de portée. Nous sommes donc à 5500 pieds au milieu de bleu entrecoupé de nuages blancs. Frank me racontait qu’il avait régulièrement des pilotes de métropole surpris - pour ne pas dire inquiet - de survoler tout « ce bleu ». Je m’étonne pour ma part d’être plutôt à l’aise. Je suis dans ce que j’appelle le
paradis des pilotaillons. Je profite. L’inattendue pour l’instant ne prête pas à conséquence. Je pilote dans les caraïbes. Ne nous plaignons pas. En plus à 5500 et 100 kts, il fait plutôt frais. Le thermomètre intégré indique 18 degrés. Autant attendre « là-haut » plutôt qu’à un point d’arrêt (au delta financier près) en plein cagnard ?
18h45. Nous en sommes vers notre huitième tour.
- "November Four-One-Niner-Seven-Two resume your navigation report reaching VC Bird boundary"
Ouf. Nous voilà libérés. Mais le bref soulagement ne va vraiment pas durer.
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, turn right heading zero-two-zero cause opposite trafic Twin Otter in your two o’clock, 4 miles"
Nous voilà en guidage radar maintenant. Et je repars à droite vers le 020. Pas vraiment notre route. Mon log de nav précise une route au 163. Je m’exécute et prend le cap indiqué. Deux paires d’yeux scrutent vers les 2 heures à la recherche d’un Twin Otter dont j’ai oublié l’altitude. Après les ronds, il faut chercher les trafics convergeants.
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, the opposite trafic in sight"
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, make three-sixty at your position, VC Bird is unable to accept you"
- "Confirm three-sixty ?"
Je croyais en avoir fini avec mes bâtons représentant mon nombre de tour. On continue pour deux tours. Presque neuf tours dans un sens à un endroit, une petite ligne droite interrompue par un cap au 020 et de nouveau des ronds. Drôle de navigation. Je suis perdu dans mes tops. Seul le premier où nous avions commencé nos cercles me semble utile. Il indique depuis quand nous avons interrompu notre route directe. Ce sont toutes ces minutes en trop qu’il ne faut pas oublier. Peu de temps après, Juliana nous recontacte.
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, VC Bird on One-One-Niner decimal One »
- "VC Bird One-One-Niner decimal One, November-Four-One-Niner-Seven-Two"
Je me retourne vers nos passagers pour leur annoncer la bonne nouvelle.
- "On peut enfin y aller"
J’entends presque un « ouf » de soulagement dans le bruit de la cabine. Reprise de cap et repositionnement. Un nouveau Top et on vérifie qu’on est toujours à la "bonne" altitude. On regarde dehors pour voir si depuis tout à l’heure nos ronds en l’air ne nous auraient pas amené à perpette. Allez, contactons enfin VC Bird pour sortir de tout cela. On nous attend aux Saintes, après tout.
- "VC Bird, November-Four-One-Niner-Seven-Two, PA28, from Grand-Case to Les Saintes Guadeloupe, five thousand five hundred, four persons on board and four hours of fuel, estimate abeam at one-niner-four-zero and south boundary at one-niner-five-five”
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, contact Juliana One-Two-Eight decimal Niner-Five »
Et vlan. VC Bird vient de nous renvoyer comme des mals propres
- "Juliana November-Four-One-Niner-Seven-Two, back with you, VC Bird didn’t accept us"
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, confirm VC Bird didn’t accept you ?"
- "I confirm, they ask us to contact you"
- "I will call them, stand-by"
Ca va s’expliquer au téléphone on dirait. Le ton de Juliana laisse entendre qu’il ne s’attendait pas à celle-là. Nous avons arrêté de nous demander ce qui se passe vraiment tentant surtout d’éviter tous les avions qui tournent en rond et tentant de trouver un moyen d’aller en Guadeloupe. Il ne faut pas plus de 5 minutes pour que Juliana nous rappelle :
- "November-Four-One-Niner-Seven-Two, contact Bradshaw One-One-Niner decimal six"
Voilà. Visiblement, Juliana pense qu’en passant un chouya par la droite et en dessous, on devrait laisser tranquille VC Bird... surchargé. Juliana en avait peut-être assez d’avoir des avions qui tournent en rond dans son espace.
Il nous aura donc fallu une petite dizaine de tours sur nous même, un joli nombre de changement de fréquences pour qu’un vol qui s’annonçait fantastique... se transforme en une expérience exceptionnelle pour ma maigrichonne phraséo ingliche. On engrange de l'expérience et on se forme l'oreille.
Finalement, il nous restera à contacter Bradshaw (ils nous renverront vers VC Bird... naaaaaaannnn !) et par la suite entrer dans les espaces de la Guadeloupe (qui seront somme tout assez dégagés) et nous poser aux Saintes. Mais ça c'est une autre histoire.